Pour dresser un état des lieux de la fiction française à la télévision, FrenchCineTV est allé à la rencontre de l’un des plus grands producteurs de Fiction en France, Jean-François BOYER. Président du groupe Tetra Media Studio à qui l’on doit notamment des séries comme Les Hommes de l’Ombre ou Un Village Français – qui s’achèvera à l’automne prochain après 7 saisons et 72 épisodes -, ce professionnel de la télévision, ancien dirigeant du groupe Telfrance, nous fait partager sans langue de bois sa vision du secteur et évoque le modèle sur lequel miser pour muscler l’industrie française des séries télé.
Nicolas SVETCHINE : Aujourd’hui, l’engouement autour des séries est très fort et ce genre gagne ses lettres de noblesse face au cinéma…
Jean-François BOYER : Oui, la série est devenu un bien culturel. Le cinéma, sans être méchant, est devenu une usine à fabriquer des Marvel pour des moins de 12 ans. Heureusement, il reste du cinéma d’auteur de qualité, mais de plus en plus minoritaire, notamment aux États-Unis. Donc les gens -de tous les âges, jeunes et moins jeunes- qui veulent de la qualité et qui souhaitent qu’on leur raconte des histoires reflétant le monde dans lequel on est, ils viennent vers la série. On va connaître, dans les 20 ans qui viennent, l’âge d’or des séries. Les plus anciens auront connu le cinéma d’auteur des années 60 avec Truffaut, Godard, et nous, on va voir apparaître en télévision nos Truffauts et nos Godards, dans tous les pays occidentaux et demain matin, en Afrique. C’est un mouvement extraordinaire et très stimulant !
En France, le temps d’attente entre deux saisons d’une série, et plus particulièrement entre une saison 1 et une saison 2, semble être fatale en termes d’audience puisque des séries remarquées comme Les Revenants, Ainsi soient-ils ou encore Les Hommes de l’ombre, ont toutes connu un très beau succès lors de la diffusion de la première saison, mais les téléspectateurs n’ont plus vraiment répondu présent pour les deuxièmes saisons, preuve qu’ils décrochent et passent à autre chose, quelque soit la qualité de la suite…
Tout d’abord, cela s’explique un tropisme bien français où chaque chaîne de télévision a envie – et c’est normal et naturel – de créer un événement chaque année, non pas en diffusant la saison 2 d’une série qui a déjà été diffusée, mais en lançant une mini-série. Donc les diffuseurs français, comme les diffuseurs britanniques, ont tendance maintenant – et à titre personnel, je le regrette – à privilégier le lancement de mini-séries de 6 ou de 8×52′ en se disant que si ça marche, on commandera la suite. Deuxième élément de réponse, ils attendent très souvent la diffusion avant de commander l’écriture de la suite. Ça, c’est le point le plus important de la réponse, car à partir du moment où vous attendez la période de la diffusion, vous prenez un an dans la vue, au moins, pour écrire la suite. Ce système très français fait que, effectivement, il y a une déception puisque le téléspectateur ne retrouve ses héros que deux ans après sauf exceptions comme Fais pas ci, fais pas ça ou Un Village Français.
Autre élément de réponse, il est très difficile de bâtir en France un système pour industrialiser un point de vue d’auteur fort et névrosé. On n’a pas vraiment les moyens de ligoter des auteurs à une série par une clause d’exclusivité.
« Sur une série feuilletonnante, l’atelier d’écriture fait perdre du temps au départ mais permet d’enrichir l’imaginaire collectif »
Quel regard portez-vous sur ce modèle de la mini-série, non bouclée dans le temps ?
Si vous essayez de bâtir une série avec la mentalité d’un producteur de cinéma en imaginant un univers qui est une sorte de gros film unitaire, délayé en 6 ou 8 épisodes de 52 min sans avoir dès le départ l’idée de créer un univers qui va s’étaler sur plusieurs saisons avec une arche narrative très forte, eh bien vous vous perdez en chemin. Il faut partir sur une promesse très simple et qui soit très claire dans votre esprit dès le départ.
Prison Break aux Etats-Unis est un très bon exemple. Le créateur de cette série imaginait dès la première saison que ses héros étaient en prison, qu’ils s’évaderaient lors de la saison 2 et qu’on les remettrait en prison lors de la saison 3. À partir de la 4ème saison, on sent bien qu’on a perdu le fil d’origine et qu’on est passé sur autre chose.
Donc il est important de prévoir en amont, quand vous souhaitez partir sur des séries longues, quelle arche narrative vous allez raconter et sur combien de saisons. C’est la force d’ Un Village Français !
Le projet au départ était très simple, c’était de raconter un épisode par mois de guerre (Seconde Guerre mondiale, ndlr). On savait que les Allemands étaient restés 66 mois en France donc on savait où l’on allait en s’engageant sur cette incroyable aventure au long cours avec à minima 66 épisodes. Il y a eu quelques évolutions du concept par la suite (la saison 3 se resserre sur une période de 6 semaines environ sur l’ensemble des 12 épisodes, ndlr) mais au début, c’était l’objectif.
Un Village Français est un modèle de réussite puisqu’il s’agit de l’une des rares séries françaises à proposer sur chaque saison un nombre d’épisodes aussi conséquent et à revenir avec un délai d’attente assez restreint. Néanmoins, le défi à relever qui consistait à diffuser une saison par an n’a pas été atteint… Pourtant, l’écriture en atelier aurait dû faire gagner du temps pour parvenir à cet objectif ?
Un Village Français est une série feuilletonnante et non pas une série bouclée (une intrigue résolue à la fin de chaque épisode, ndlr) où le mode de fabrication est très différent donc nous réalisons quand même un exploit qui est d’écrire en 14 mois – certes pas en 12 mois et là vous avez raison – 12 épisodes. Il y a alors naturellement un retard qui s’accumule de 2 mois + 2 mois + 2 mois et effectivement, à la saison 3, on s’en est aperçu puisqu’à partir de la saison 4, France 3 a été obligé de décaler de 6 mois la diffusion à cause du retard accumulé.
Il faut savoir que sur une série bouclée, vous pouvez faire travailler différents auteurs qui vont chacun plancher sur une version d’un épisode. Alors que pour une série feuilletonnante, il doit y avoir un lien naturel entre les différents auteurs qui doivent travailler ensemble avec le showrunner, qui lisse l’arche narrative et les dialogues. Donc l’atelier d’écriture sur une série feuilletonnante, il fait perdre du temps au début. Vous ne créez donc pas un atelier d’écriture pour gagner du temps, mais pour être plus intelligent à plusieurs, pour se répartir le travail et pour enrichir l’imaginaire collectif. Sur une série univers comme Un Village Français, relatant 5 ans de la vie d’un village avec des dizaines de personnages, il est indispensable d’avoir une puissance narrative et créative absolument énorme qu’un auteur seul a difficilement, d’où l’idée de créer un atelier d’écriture.
« Il est urgent de réinventer un modèle pour faire revenir les jeunes à la télévision. Ce n’est pas un combat perdu d’avance, ça va prendre du temps mais on va y arriver »
Peut-on réussir à reconquérir les jeunes aujourd’hui en fiction française ? De nombreux diffuseurs ne semblent plus du tout se soucier de cette cible… Le discours consistant à dire : « de toute façon, les jeunes aujourd’hui ne regardent plus la télévision, ils sont sur internet » n’est-il pas un peu trop facile et réducteur ?
Des séries de prime-time comme Fais pas ci, fais pas ci ou Hero corp prouvent que les jeunes peuvent répondre présents…
Les jeunes ont découvert la grammaire des séries et ils sont avides de fiction de qualité qu’ils vont chercher partout. Ils sont devenus leur propre programmateur, notamment grâce aux tablettes et au mobile. Et ils savent où aller chercher les séries, qu’elles soient américaines, européennes ou autres. La tristesse, c’est qu’effectivement, comme il y a peu de séries françaises qui sont pensées en amont pour eux, ils vont naturellement voir d’autres séries.
Je suis un éternel optimiste donc je pense que le système va finir par bouger. On va revenir à la fabrication de séries jeunesse, on va prendre conscience qu’il y a énormément d’enjeux dans ce pays et que les jeunes téléspectateurs d’aujourd’hui, ce seront les vieux téléspectateurs de demain. Chaque fois qu’un corbillard passe dans la rue, c’est un téléspectateur de France Télévisions ou de TF1 qui s’en va. Donc il est urgent de repenser tout le modèle et d’en recréer un autre à partir de la nécessité de faire revenir les jeunes à la télévision. Pour moi, ce n’est pas du tout un combat qui est perdu d’avance. Ça va prendre du temps, 10 à 20 ans je pense, mais on va y arriver.
Le genre de la comédie semble avoir du mal à s’imposer en France…
OCS s’est lancé seul dans ce pays – ce qui est quand même lunaire – à commander des séries de comédie, donc des séries de 26 min car dans le monde entier, c’est le format propre à la comédie. Malheureusement, en France, il n’y a que OCS qui fait de la comédie de 26 min. Mais c’est déjà ça, bravo et merci à eux. Il y a aussi Studio+, filiale du groupe Canal+, qui lance des séries digitales pour les 15-35 ans dont on va beaucoup entendre parler. Ils commandent chaque année 30 séries en mettant à chaque fois 1 million d’euros par série avec un format de 10×10 min destiné d’abord au mobile. Là encore, ça va faire bouger le système.
« Nous devons créer des formats innovants, oser, et allez là où l’on ne nous attend pas »
Parmi les tendances en matière de séries françaises, on note ces dernières années un boom des adaptations de séries étrangères avec des séries comme Disparue, Malaterra, Tunnel, Falco ou plus récemment Sam et Le Secret d’Elise. N’est-ce pas un manque d’audace et de créativité de la part des diffuseurs puisqu’il s’agit d’adapter, de copier des succès à l’étranger ?
Si j’étais pessimiste, je dirais effectivement que c’est un manque d’audace et de créativité des diffuseurs.
Dans tous les pays du monde, le diffuseur, public ou privé, il n’est pas là pour prendre des risques, il est là pour se rassurer. Et donc naturellement, il a envie de reproduire le succès de la veille.
Comme l’a dit un jour un diffuseur public qui assumait complètement la séniorisation et on peut le comprendre : « On n’est pas là pour innover, on est là pour garder nos vieux ». Mais nous, notre métier de producteur, c’est d’innover en prenant des risques. Nous devons créer des formats innovants, oser, et allez là où l’on ne nous attend pas. Quand on a lancé Un Village Français, au début ça paraissait quand même un pari assez fou. On allait raconter une France, qui n’est pas la France résistante qu’on nous a vendue jusqu’en 1974 et qui n’est pas non plus la France collabo qu’on nous a vendue avec les études de Paxton après 1974. Non, il s’agit d’une France grise où il y a des collabos et des résistants. Une France où vous devenez collabo, puis résistant et où le héros est cocu et pétainiste. Donc France 3 a quand même eu le courage – après que nous ayons remporté un appel d’offres – de commander cette série au long cours et de la poursuivre jusqu’au bout. Il faut leur rendre hommage.
« La série repose sur l’empathie, c’est-à-dire sur la capacité des téléspectateurs à s’intéresser à des personnages et à comprendre leurs motivations dans la durée »
Cette série, 100% française, réussie à s’exporter en Corée du sud, en Australie et au Brésil. Qu’est-ce qui la rend si universelle alors qu’elle est très ancrée sur l’histoire de la France ?
C’est justement sa singularité. Dans tous les pays du monde, les grands succès de séries racontent à chaque fois une histoire très singulière, dans un coin paumé de l’Amérique ou dans un lieu étrange. Je me souviens en Hollande de la série Holland’s Hope par exemple. Et à chaque fois, il y a l’histoire d’une petite communauté. La série va permettre de voyager, soit dans l’histoire, soit dans le temps, soit dans l’espace et découvrir une véritable singularité. Avec l’histoire d’un village français, dans le jura, en 1940, on s’inscrit dans une parfaite singularité.
Autre élément très important, l’empathie. Les comportements humains sont tellement passionnants, tellement addictifs dans la série puisque ce genre à un seul avantage sur le cinéma, c’est de reposer sur l’empathie. C’est-à-dire, sur la capacité qu’on a à s’intéresser à des personnages, non pas à les aimer, mais à comprendre leurs motivations et surtout à les comprendre dans la durée. Et quand vous réussissez cet exploit d’écrire une série singulière, mais qui touche à l’universel parce qu’elle est justement très singulière, eh bien le téléspectateur dans le monde entier est devenu cultivé et intelligent. Le spectateur coréen, ou brésilien, il a compris la grammaire des séries donc il adore En Analyse, Game of Thrones et Un Village Français.
« Tourner des séries françaises en anglais, c’est un véritable péché ! »
Les coproductions internationales permettent certes de lever des fonds importants et d’envisager des projets plus ambitieux, mais n’est-ce pas au péril d’une identité d’un programme ?
À titre personnel, et je suis très minoritaire chez les producteurs, je suis farouchement contre cette espèce de dérive qui consiste à se lancer dans des productions de séries françaises tournées en anglais. Je considère que c’est un véritable péché. C’est une hérésie. Chaque série qui marche dans tous les pays du monde, elle est tournée dans sa langue nationale. Les séries israéliennes sont tournées en hébreu et cartonnent dans le monde entier ! Les séries scandinaves qui nous ont envahis sont en danois, en norvégien, en suédois…
La Turquie, 2ème pays exportateur au monde de séries, proposent à l’étranger ses séries en turcs, et comme dans tous les pays du monde, elles ne sont pas doublées, mais sous-titrées. C’est formidable, les gens apprennent le turc aux Etats-Unis ou au Brésil !
Pourquoi est-ce qu’il faudrait que la France, par des dispositifs administratifs et en pompant l’argent public du compte de soutien – dans une période où l’argent public est à chair – se mette à inventer des systèmes pour favoriser la coproduction de séries en « langue européenne » ? Ce terme est une bonne blague administrative pour désigner des séries en langue anglaise. Tout ça pour que le producteur qui fabrique ces séries en langue européenne, comprenez en anglais, gagne plus d’argent, parce qu’effectivement, quand vous lancez une série en langue européenne, vous récupérez plus de sous au moment de la fabrication. C’est une vaste supercherie.
Quel modèle envisager à l’avenir pour la production de séries françaises puissantes ?
Dans une vingtaine d’années, il y aura 700 millions de francophones. Le français sera alors la 2ème langue la plus parlée au monde juste derrière l’anglais, et 85 % de ces francophones seront en Afrique. Il est donc urgent d’inventer des séries françaises de qualité, de muscler l’industrie française de production de séries avec un point de vue d’auteur fort et donc névrosé, pour que les producteurs et chaînes de télévision gagnent plus d’argent et puissent permettre à des talents français d’apparaître, à des jeunes scénaristes de s’exprimer, à des jeunes réalisateurs d’arriver sur le marché et à des centaines de comédiens, de compositeurs et de techniciens, de trouver enfin du travail.
Par ailleurs, dans tous les pays du monde, vous avez des séries que je qualifierai de moyenne gamme, fond de grille ou disons purement divertissantes comme Joséphine, ange gardien en France ou Veronica Mars aux États-Unis. Ces séries-là fonctionnent très bien pour un public national mais ne laissent pas de traces. Elles ne sont donc pas patrimoniales et surtout elles ne s’exportent pas. Elles représentent environ la moitié du volume de fiction commandé.
Mais dans le monde entier, l’autre moitié, ce sont des séries patrimoniales, c’est-à-dire des fictions avec un point de vue d’auteur fort et donc névrosé, qui racontent des choses très fortes sur le monde, qui laissent une trace et qui s’exportent. Frédéric KRIVINE, l’auteur principal d’Un Village Français, a des névroses et il les assume complètement, comme la place importante des communistes en 1940 dans la série.
Le secret de la réussite en fiction, pour installer un univers fort, c’est donc de savoir, pour le producteur, donner le pouvoir artistique à un auteur et le protéger, le préserver, le promouvoir et le faire grandir.
Crédits Photos © France 3 / Tetra Media Studio
Réseaux Sociaux